La présidence de Mohamed Ben Sulayem ressemble plus à un tumultueux torrent qu’à un long fleuve tranquille. Si nous avons souvent eu l’occasion d’évoquer les tensions et polémiques à répétition entre le président, en fonction depuis fin 2021, et Liberty Media, les écuries de F1 ou encore les pilotes – comme avec la récente affaire des sanctions à l’encontre des écarts de langage – le feu couve également en interne au sein de la FIA, qui n’avait jamais connu pareil maelstrom. Le contraste avec l’ère Jean Todt est à cet égard saisissant.
L’hémorragie continue
La FIA est en train de réussir l’exploit de battre Alpine F1 au nombre de départs, démissions et remplacements. Dernier pavé dans la mare, la démission du vice-président de la FIA, Robert Reid, qui a en a profité pour vider son sac sur les méthodes du président, de plus en plus controversé. Reid a annoncé qu’il quitterait ses fonctions avec effet immédiat en raison de ce qu’il considère comme une « rupture des normes de gouvernance » et de « décisions critiques prises sans procédure régulière ».
« Lorsque j’ai pris mes fonctions, c’était pour servir les membres de la FIA, et non pour servir le pouvoir. Au fil du temps, j’ai été témoin d’une érosion constante des principes que nous avions promis de défendre. Les décisions sont prises à huis clos, sans tenir compte des structures et des personnes que la FIA a pour mission de représenter. Quitter la FIA n’est pas facile, mais y rester voudrait dire compromettre ce en quoi je crois vraiment. C’est une question de principes, et pas de politique. Le sport automobile mérite une gouvernance fondée sur l’intégrité, la responsabilité et le respect du processus. C’est la norme minimale que nous devrions tous attendre et exiger. »
Ce départ s’ajoute à toute une série qui s’est passée en 2024, telle une hémorragie. Cela a concerné notamment Janette Tan, directrice adjointe de course en Formule 2. Mais aussi le directeur de course Niels Wittich. Ce dernier a contredit la FIA sur son prétendu départ volontaire en affirmant avoir été licencié. C’est encore Tim Mayer, commissaire de course de longue date de la FIA qui a quitté l’organisation. En octobre dernier, la fédération s’était aussi séparée de son directeur de la communication Luke Skipper et du secrétaire général à la mobilité Jacob Bangsgaard.
Les critiques à l’encontre de la gestion de Ben Sulayem ne sont pas nouvelles. Dès 2023, la directrice générale Natalie Robyn avait quitté son poste après seulement 18 mois en raison de problèmes de gouvernance similaires, suite aux démissions du directeur technique de la monoplace Tim Goss, du directeur sportif Steve Nielsen et de Deborah Mayer, présidente de la Commission des femmes dans le sport automobile de la FIA.
Dallas, ton univers impitoyaaaaable !
Les commentaires de Robert Reid font écho aux critiques formulées par le président de Motorsport UK, David Richards, également fondateur de Prodrive qui supervisa la saga Subaru en WRC – et qui a écrit dans une lettre ouverte que « la gouvernance et l’organisation constitutionnelle de la FIA deviennent de plus en plus opaques et concentrent le pouvoir entre les mains du seul président ». Reid et Richards n’ont pas pu récemment assister à une réunion du Conseil mondial du sport automobile. En effet, ils ont refusé de signer un accord de confidentialité dans le cadre d’un protocole plus strict imposé par le président. Richards a qualifié cette mesure de « bâillonnement ».
Les critiques se sont multipliées après l’Assemblée générale de la FIA au Rwanda l’année dernière. A cette occasion, des statuts modifiés ont été votés, limitant de fait la mesure dans laquelle la direction de la FIA peut être tenue responsable. Ces statuts octroient aussi à Ben Sulayem et au président du Sénat de la FIA, Carmelo Sanz De Barros, le pouvoir de décider s’il faut prendre d’autres mesures concernant toute plainte éthique, y compris celles les concernant.
Reid a déclaré que la décision de la FIA de prendre en charge la promotion du Championnat du monde de rallycross en interne « sans l’approbation du Sénat ou du Conseil mondial », contournant ainsi la structure de gouvernance habituelle de l’organisme, a été la goutte d’eau qui a conduit à sa démission. C’est cette concentration apparente du pouvoir, qui contredit la promesse électorale initiale du président de la FIA, qui fait que les premiers remous contre son style de gestion se transforment dorénavant en un raz-de-marée.
Géopolitique et élections
Le timing n’est pas une coïncidence. Ben Sulayem se présentera à sa réélection à la fin de l’année, sans candidat d’opposition clairement identifié à ce stade. À 72 ans, Richards lui-même est trop âgé pour se présenter, dépassant la limite de 70 ans imposée par la FIA. Des rumeurs avaient un temps évoqué l’épouse du team-manager de Mercedes Toto Wolff, le Susie Wolff, qui avait été elle-même inquiétée dans une enquête interne de la FIA avant d’être finalement totalement blanchie. Mais la candidature de Susie Wolff poserait des problèmes de conflits d’intérêts avec son mari.
Quel que soit le candidat qui se présentera face à Ben Sulayem, le défi sera de taille. Le nouveau président sera élu par l’Assemblée générale de la FIA. C’est la même organisation qui a voté à 75 % en faveur de la modification des statuts de responsabilité qui a suscité un tel tollé. L’Assemblée générale est composée de tous les clubs membres et des autorités sportives nationales représentant les 245 organisations membres issues de 149 pays. Tous disposent du même droit de vote.
Elle encourage la présidence à veiller à conserver les nations et les clubs plus petits – à l’instar du géant du football FIFA – et il faudra donc déployer des efforts considérables pour que l’opposition européenne à Ben Sulayem remporte la partie. N’oublions pas que le cœur politique et financier du sport automobile ne bat plus vraiment en Europe, quand bien même la FIA possède toujours des bureaux à Paris. La F1 est entre les mains d’un actionnaire américain, et les fonds du Moyen-Orient sont de plus en plus présents, que ce soit via le sponsoring ou la participation à des écuries.
Deux blocs que tout oppose
La FIA, dans une réponse datée du 7 avril rédigée par son directeur général, Alberto Villarreal, a réagi aux préoccupations exprimées par Richards dans sa lettre initiale. « La FIA, comme c’est souvent le cas dans le monde des affaires et, j’en suis sûr, dans les nombreuses organisations que vous avez dirigées, a mis en place des procédures visant à protéger et à sauvegarder les informations confidentielles, y compris par le biais de clauses de confidentialité. Ces accords font partie intégrante du monde des affaires. »
« La divulgation non autorisée d’informations ne porte pas seulement préjudice à la FIA, mais compromet notre capacité à remplir notre mission auprès des clubs membres, ce qui a un impact sur les objectifs de croissance de la participation au sport automobile, d’amélioration de l’accessibilité et de développement de l’innovation dans le sport que nous aimons. »
Il faut soulever le soldat Ben Sulayem
« Il n’est donc pas surprenant que les mesures prises par la FIA pour préserver la confidentialité aient été soutenues à une écrasante majorité par les membres du Conseil mondial du sport automobile. Dans cet esprit, nous avons du mal à comprendre votre réticence à être lié par les mêmes termes et conditions que vos collègues membres, étant donné que vous reconnaissez les dégâts que les nombreuses fuites du Conseil mondial du sport automobile ont causés à la mission de la FIA. »
« En tant que membre responsable du conseil et personne intègre, j’espère que vous n’aurez aucune objection raisonnable à un accord qui sert simplement à renforcer les obligations de confidentialité existantes, et qui est conforme aux meilleures pratiques pour une organisation ayant les responsabilités et le statut de la FIA. Il ne s’agit en aucun cas d’un ‘bâillon’ comme votre lettre le qualifie. »
Ben Sulayem défendant notamment dans son bilan la croissance des revenus de l’organisation en transformant le déficit de 24 millions d’euros de 2021 en une « amélioration prévue de 2,2 millions d’euros en 2024 », sans toutefois aborder les points soulevés précédemment par Richards.
Basculement de l’épicentre de la F1 et gros dossiers
L’avenir nous dira si la vague de protestations grandissante est à même de renverser l’autre « MBS ». Mais n’oublions pas que la FIA reflète elle aussi à sa manière les basculements géopolitiques. L’argent en F1 est de plus en plus américain et moyen-oriental. McLaren et Aston sont fichus sans l’argent bahreïni ou saoudien. Les européens y constatent aussi, au même titre que dans le grand cirque de la géopolitique mondiale, leur perte d’influence.
Les prochains mois s’annoncent tendus dans un contexte de réélection, mais aussi de grosses négociations. Plusieurs dossiers chauds sont déjà sur la table, dont la conclusion des nouveaux Accords Concorde sur le « business » et la gouvernance de la F1, mais aussi le sujet des futurs moteurs de F1…alors même que la nouvelle règlementation n’est pas entrée en vigueur ! Là encore, la déclaration de Ben Sulayem en faveur du retour des V10 atmosphériques, bien qu’elle ait enthousiasmé de nombreux fans, a fait tiquer plusieurs constructeurs qui se sont montrés hostiles à un tel choix qui irait à l’encontre de leur stratégie marketing orientée vers l’hybride et l’électrique, sans oublier les énormes investissements consentis pour le moteur 2026. Il faut bien trouver quelque chose sur quoi s’étriper, maintenant que la f1 a réglé le cas Andretti !)