Elle n'a jamais couru, ép.16 : Lotus 88, deux F1 en une
par Nicolas Anderbegani

Elle n'a jamais couru, ép.16 : Lotus 88, deux F1 en une

Si certaines voitures n’ont jamais couru, faute de championnat, de budget ou victimes de décisions stratégiques et marketing, d’autres étaient peut-être trop ingénieuses ! La Lotus 88 entre certainement dans cette catégorie.

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Terrifiantes « Wing cars »

En 1977, Lotus, à qui l’on devait déjà l’apparition des ailerons en F1, introduit une révolution majeure avec la Lotus 78 : l’effet de sol. Sous la direction de Colin Chapman, Tony Rudd et Peter Wright ont mené des études intenses en soufflerie pour contourner la traînée induite par les ailerons. Pour générer de l’appui et plaquer la voiture au sol afin d’accroître l’adhérence, il faut de la déportance, soit l’effet inverse de ce que l’on cherche à obtenir avec un avion. La monoplace est flanquée de pontons latéraux, dont la partie interne prend la forme d’une aile inversée qui accélère l’écoulement de l’air sous le châssis, cet air étant canalisé sous la voiture par des tunnels en profil « venturi ». La dépression ainsi générée créé un effet de succion et attire le fond de la voiture vers le sol pour augmenter l’appui. Enfin, des jupes coulissantes sont installées pour sceller en permanence l’espace compris entre le bas des pontons et le sol, maximisant l’effet de sol. Les « wing cars » sont nées.

Après le rodage de 1977, la Lotus 79 apparue courant 1978 améliore encore le concept, permettant à l’écurie britannique de dominer la saison et à Mario Andretti de remporter le titre mondial. Rapidement, les autres équipes se lancent dans la conception de jupes latérales, ou testent des solutions iconoclastes, à l’image de la Brabham BT46 à hélice dotée d’un système d’aspiration, immédiatement interdite après sa victoire surprise en Suède aux mains de Niki Lauda. En 1980, toutes les écuries ont leurs Wing Cars. Les performances explosent et les records du tour tombent, surtout grâce à des vitesses de passage en courbe bluffantes qui soumettent les pilotes à des contraintes physiques inédites. Mais ce bond en avant a une énorme contrepartie : la dangerosité des monoplaces. Les torsions infligées aux châssis sont terribles et à la moindre défaillance des jupes, la perte brutale de l’effet de sol rend les F1 inconduisibles et les catapulte dans le décor. Les monoplaces de l’époque n’ayant pas du tout les normes de sécurité actuelles, et les infrastructures des circuits étant encore sommaires, les accidents graves se multiplient. C’est probablement une défaillance de jupe qui cause la mort de Patrick Depailler à Hockenheim en 1980.

Politique : 1 Sport : 0

Les jupes latérales deviennent l’épicentre du bras de fer politique qui secoue la F1 au début des années 80, et qui aurait même pu la faire éclater. La foire d’empoigne met aux prises, d’un côté, la fédération internationale (FISA) dirigée autoritairement par Jean-Marie Balestre, lequel peut compter sur le soutien des grands constructeurs dits « légalistes » (Ferrari, Renault, Alfa Romeo) et, de l’autre, Bernie Ecclestone, à la fois patron de l’équipe Brabham et tête de proue de la FOCA, l’association qui fédère les « artisans » ou, comme les appelait ironiquement Enzo Ferrari les garagisti, essentiellement britanniques (Williams, McLaren, Tyrrell, Brabham, etc) ainsi que Ligier. Alors que les écuries « FOCA », pour la plupart motorisées par Cosworth, manœuvrent pour prohiber les coûteux moteurs Turbo qu’elles ne peuvent s’offrir et qui donneront un avantage considérable aux teams constructeurs, la FISA de Balestre, au nom de la sécurité, mais aussi pour contrecarrer l’influence grandissante de la FOCA et d’Ecclestone sur le business, brandit la menace d’interdire les « wing cars » et leurs jupes.

Le conflit va tellement loin en 1980 que Ecclestone est à deux doigts de créer un championnat dissident, entrainant avec lui la plupart des « garagistes ». Un grand prix « pirate » avec les équipes rebelles a même lieu en Afrique du Sud, mais c’est un bide et les sponsors, de grandes firmes capitalistes, ne suivent pas les frondeurs. Par l’entregent d’Enzo Ferrari, qui fait office de grand arbitre, tout le monde se met d’accord début 1981 avec les « Accords Concorde ». Si Ecclestone apparaît comme le grand gagnant de ces accords, qui l’adoubent comme « grand argentier » de la discipline, la FISA conserve ses prérogatives règlementaires et obtient donc pour 1981 l’interdiction des jupes coulissantes, remplacées par des jupes fixes. De surcroît, la FISA impose désormais une garde au sol minimale de 6 cm pour que les flancs de la carrosserie ne touchent pas le sol, afin de réduire l’effet de sol et ses vitesses démesurées.

1981 : Un vrai concours Lépine !

L’ouverture de la saison 1981 a lieu à Long Beach aux USA. Si McLaren étonne avec la présentation d’une MP4/1 intégralement en fibre de carbone, le « buzz » vient surtout de Brabham et de Lotus. Comme toujours dans l’histoire de la F1, les ingénieurs cherchent à atteindre les limites de la règlementation, voire à les détourner en exploitant les zones d’ombre (voir la Mercedes W11 équipée du DAS cette année, bientôt dans la saga ?). Surtout, pour les équipes motorisées par le Cosworth, l'innovation aérodynamique est le seul moyen de contrer la montée en puissance des voitures turbo ! C’est ce que semble faire Brabham, avec la BT49 conçue par Gordon Murray (déjà derrière l’aspirateur de la BT46 et futur créateur de la McLaren F1) : si la législation impose une garde au sol minimale de 6 centimètres aux monoplaces, rien ne dit que cela doit être le cas…en roulant !

Ainsi, la BT49 est dotée d’un système officiellement appelé « correcteur hydropneumatique de garde au sol », en somme un système de suspension hydropneumatique qui se comprime grâce à la pression de l’air et plaque la voiture au sol en mouvement pour générer plus d’appui, le tout exigeant une suspension très rigide pour sceller les flancs de la Brabham. Quand la voiture s’arrête, la monoplace reprend sa hauteur initiale…respectant ainsi les 6 centimètres légaux ! Malin !

La supercherie ne trompe personne, mais étant donné que le patron de Brabham est…Bernie Ecclestone, la marge de manœuvre des autres équipes est restreinte pour les contrecarrer. Quitte à ne pouvoir l’interdire, autant la copier ! Triche générale ! Williams met rapidement au point un système d’amortisseurs à gaz spéciaux, alors que d’autres installent des commutateurs activables depuis le cockpit. Plus tard dans la saison, la FISA impose des jupes de forme rectangulaire, fabriquées dans un matériau « uniforme et solide ». Les équipes rappliquent avec des jupes…en caoutchouc !

88 nuances de génie

Mais Lotus est allé encore plus loin avec la 88, puisque Colin Chapman et Peter Wright présentent une monoplace dotée…de deux châssis imbriqués l’un dans l’autre, l’un pour encaisser la charge mécanique, l’autre pour encaisser la charge l’aéro. Le châssis intérieur, dit « secondaire », constitué du cockpit, du moteur et des trains roulants plus souples, est indépendant du châssis extérieur. Il doit absorber les irrégularités de la piste et ne supporte pas la charge aérodynamique. Le châssis extérieur, dit « primaire », constitue en fait un énorme système à effet de sol, depuis le nez de la voiture jusqu'aux roues arrière. Incluant les pontons et la carrosserie, il est doté des vérins, à compression rapide et détente lente inspirés…des hayons de coffre, chargés de maintenir les jupes fixes au plus près du sol même en phase de décélération. Les deux châssis sont reliés entre eux par un système de ressorts souples.

Contrairement aux Wing Cars classiques, le châssis « pilote » étant dissocié des jupes, il n’est donc pas nécessaire de durcir à mort les suspensions et le confort de pilotage s’en trouve nettement amélioré. Un premier prototype nommé « Lotus 86 » est fabriqué à partir de la monocoque en alu de la Lotus 81. Une fois le concept validé, les deux premières 88 se dotent de monocoques en carbone et kevlar. Lors des premiers roulages, De Angelis et Mansell sont dithyrambiques. Elle roule 1 seconde plus vite que la concurrence, alors qu’elle n’a même pas un moteur turbo dans le dos…et c’est là que les ennuis commencent !

Delenda est Lotus !

Le vendredi matin des essais de Long Beach, les commissaires jugent la Lotus 88 conforme, provoquant immédiatement une levée des boucliers, car la concurrence sait que si la 88 est déclarée apte à rouler, ils sont fichus ! Ecclestone et Williams, son fidèle allié, menacent les organisateurs de déclarer forfait…et le soir même, les commissaires reviennent sur leur décision ! Chapman doit retirer son bolide. Au Brésil, rebelote. Les instances américaines ont donné raison à Lotus, mais la FISA rétorque que cela n’est valable que sur le sol américain. La 88 est de nouveau jugée conforme à Jacarepagua par les commissaires, puis déclarée non-conforme le lendemain après réclamation des équipes !

En Argentine, Ecclestone reçoit désormais l’appui de Balestre pour la faire interdire, alors que la Brabham BT49, à la légalité très discutable, n’est pas inquiétée. Chapman, dégoûté, se lâche dans la presse : « Si l'on ne prend pas les mesures d'assainissement nécessaires, la Formule 1 échouera dans un cloaque de chicanes et de mesquineries inspirées par des hommes pour qui le mot sport n'a aucune signification. »  Réponse de Balestre ? Lotus discrédite la F1 et écope de 100.000 dollars d’amende ! La FISA néanmoins commence à réagir, en ordonnant à Buenos Aires une zone de contrôle de niveau à l’entrée des stands. A Monaco, c’est même un système de laser qui est utilisé pour fliquer les voitures, et les contestations de mesure pleuvent ! Le spectacle devient ridicule. Williams vire casaque et dépose un recours contre la Brabham avec l’appui de Renault ! Les choses ne s’améliorent pas pour Lotus, qui est débouté par le tribunal d’appel de la FIA et perd en plus son sponsor, Essex, plombé par les démêlés judicaires de son patron ! Pendant ce temps, la triche généralisée se poursuit, chacun y allant de ses expérimentations, comme Ligier qui déploie des jupes rétractables, un système aussitôt contesté et remisé au placard.

Colin Chapman développe une évolution « B » de la 88 et tente une dernière fois de la faire courir au Grand Prix de Grande-Bretagne, avec l’appui du RAC (Royal Automobile Club) qui n’apprécie pas Balestre. Ce dernier, fidèle à ses habitudes, menace : si les Lotus 88 sont admises au départ à Silverstone, le GP de Grande-Bretagne sera rayé du calendrier mondial et Lotus perdra tous les points inscrits au championnat. Le RAC et les commissaires font finalement machine arrière. Les 88B sont réadaptées en versions standard 87 en une nuit, mais la saison est gâchée pour Lotus. La 88 entre définitivement au musée, sans avoir pu défendre ses chances.

Et si c’était elle, la plus fabuleuse F1 jamais conçue ? Dégouté autant par les intrigues politiques que par les freins à l’innovation, Chapman restera profondément affecté par cet échec, largement provoqué par les bassesses politiques inhérentes à cette période de la F1. Le génial inventeur britannique décède l’année suivante, en décembre 1982. Ironie de l'histoire, les jupes sont bannies définitivement de la F1 dès la saison 1983...

Images : 8W, flickr, wikimedia commons, Lotus

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Pour résumer

Si certaines voitures n’ont jamais couru, faute de championnat, de budget ou victimes de décisions stratégiques et marketing, d’autres étaient peut-être trop ingénieuses ! La Lotus 88 entre certainement dans cette catégorie.

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